
Patrimoine culturel et paysager:
Il est urgent de renverser cette tendance.
Une partie significative du patrimoine culturel et paysager, à forte valeur identitaire pour le Québec, a été dilapidée : il est urgent de renverser cette tendance.

Mémoire présenté dans la cadre des consultations sur le livre vert « Un regard neuf sur le patrimoine culturel », projetant de modifier la Loi sur les biens culturels.
Le Groupe d’initiatives et de recherches appliquées au milieu (GIRAM)
Gaston Cadrin, président
Une partie significative du patrimoine culturel et paysager, à forte valeur identitaire pour le Québec, a été dilapidée :
il est urgent de renverser cette tendance
Mémoire présenté par le GIRAM dans la cadre des consultations sur le livre vert « Un regard neuf sur le patrimoine culturel », projetant de modifier la Loi sur les biens culturels.
Québec, le 18 février 2008
À la lumière du traitement fait à nos paysages culturels et nos bâtiments à valeur historique au cours des 40 dernières années, force est de constater que les mesures mises en place par les gouvernements du Québec successifs, notamment dans le cadre de la Loi sur les biens culturels se sont avérées inadéquates, insuffisantes, voire inopérantes. Vouloir aujourd’hui améliorer les mesures de protection, de les élargir en englobant les paysages, nous paraît indispensable, sinon obligatoire. Cependant, il faudra s’assurer que les moyens les plus pertinents seront mis en œuvre afin de mieux préserver dans l’avenir la pérennité des patrimoines et paysages subsistants.
En tant que nation francophone unique, implantée en Amérique du Nord depuis 400 ans, il faut reconnaître que nous n’avons pas pris les responsabilités qui étaient les nôtres pour préserver cet héritage découlant de la spécificité de notre bâti traditionnel et des paysages hérités de notre implantation originale dans le temps. Nous avons le devoir de préserver et de mettre en valeur ces éléments culturels. Comme reflets de notre identité, ils sont aussi importants que notre langue commune et constituent la base de notre diversité nationale au Canada, sur le continent et dans le monde. Les divers gouvernements du Québec au pouvoir et les municipalités ont manqué carrément à cette obligation sociétale de garantir le prolongement de nos traits distinctifs dans le temps, de les intégrer dans le contexte évolutif accéléré qui prévaut depuis un demi-siècle. En effet, un nombre incalculable d’habitations, de bâtiments fonctionnels ou institutionnels aux caractères typiques sont disparus ou sont devenus méconnaissables. Le patrimoine bâti de nos milieux urbains, de nos milieux ruraux et de nos rangs ont été dénaturés ou modernisés au point que les éléments subsistants à valeur patrimoniale sont devenus très rares. Nos paysages naturels et culturels ont été altérés par des insertions incongrues et inadaptées sur le plan architectural et esthétique et, enfin, l’expansion phénoménale du développement banlieusard a entraîné la destruction ou la banalisation des témoins d’architecture traditionnelle.
Ce rasage du paysage culturel, cette banalisation de l’habitat jumelés à l’implantation massive de structures commerciales et de modes d’affichage d’origine états-unienne ont porté durement atteinte à nos modes d’occupation distinctifs et à l’esthétique de nos espaces, tout ce qui donne une valeur touristique et culturelle à nos territoires urbains et ruraux. Même dans les lieux à forte valeur touristique, la dégradation accélérée des paysages culturels et panoramiques (entre autres, les vues sur le fleuve) risque de compromettre dans l’avenir les fondements mêmes de l’intérêt touristique, de là l’effondrement d’un axe important du développement économique local ou régional. La vision du développement à courte vue des élites de ces milieux, le peu ou l’absence de sensibilité des élus à l’importance de la protection des paysages culturels, naturels ou humanisés contribue à vider les territoires québécois les plus exceptionnels de leur substance, de leurs caractéristiques, de leur âme.
Afin de remédier à cette tendance lourde des dernières décennies, il faut prendre les moyens appropriés pour réorienter les modes de développement et d’aménagement privilégiés jusqu’à maintenant. À notre avis, le gouvernement du Québec doit carrément s’inspirer de la Convention européenne du paysage (adoptée à Florence, le 20 octobre 2000) pour rectifier les choses. Comme mesures générales, cette convention propose aux États qui y adhèrent de s’engager :
- « À reconnaître juridiquement le paysage en tant que composante essentielle du cadre de vie des populations, expression de la diversité de leur patrimoine commun culturel et naturel, et fondement de leur identité;
- À définir et mettre en œuvre des politiques du paysage visant la protection, la gestion et l’aménagement des paysages par l’adoption de mesures particulières;
- À mettre en place des procédures de participation du public, des autorités locales et régionales et des autres acteurs concernés;
- À intégrer le paysage dans les politiques d’aménagement du territoire, d’urbanisme et dans les politiques culturelle, environnementale, agricole, sociale, économique, ainsi que dans les autres politiques pouvant avoir un effet direct ou indirect sur le paysage ».
Tous reconnaissent qu’en plus de contribuer à la qualité du cadre de vie et à l’affirmation d’une identité culturelle et territoriale, les paysages constituent une base potentielle de développement économique. Il nous semble qu’au Québec, ce besoin d’allier préservation de notre identité nationale et de nos particularités culturelles avec le développement économique et touristique devrait être prioritaire, compte tenu de notre situation précaire en Amérique du Nord et de l’élan effréné de mondialisation en cours.
La loi actuelle a répondu bien timidement aux attentes
Mis à part le classement de quelques centaines de témoins architecturaux du patrimoine (listés dans le répertoire national), de la création de 13 arrondissements historiques et naturels et de la réalisation d’inventaires qui n’ont souvent servi à rien de concret en terme de protection, les efforts du gouvernement du Québec n’ont pas été à la hauteur de la valeur de l’héritage patrimonial qui nous distingue. Quant à la protection des paysages culturels et naturels, l’échec est total en raison de l’absence de loi, de politique et de mesures concrètes sur le plan national, régional ou local. À notre avis, la Loi sur la protection du territoire et des activités agricoles, adoptée en 1978, a contribué beaucoup plus à la protection des paysages et des ensembles patrimoniaux en milieu rural que la Loi sur les biens culturels dont la plupart des bâtiments classés ne bénéficient même pas d’aire de protection.
Sur le plan de la sensibilisation à la protection des paysages, il y a bien eu les États généraux du paysage tenus en 1996 et la réalisation de quelques études par la Chaire en paysage et environnement de l’Université de Montréal, mais force est de constater que le Québec est encore bien en retard sur ce plan. Rappelons que la France a adopté sa Loi sur la protection des paysages en 1990 et que la plupart des pays européens ont adhéré à la Convention sur les paysages (2000). Notre retard s’exprime également par le fait qu’en 2008, notre gouvernement et ses ministères, y compris ceux de la Culture et de l’Environnement acceptent sans questionnement, sans analyse critique, l’implantation du monstre Rabaska dans un des lieux les plus sensibles sur le plan de l’histoire et de paysage. Et on ose tout de même se gargariser des principes du développement durable et de protection des paysages culturels…
Quant au transfert des responsabilités gouvernementales aux municipalités dans l’application de la Loi sur les biens culturels à partir de 1985, il s’est avéré un échec flagrant. Très peu de bâtiments ont été cités et très peu de sites du patrimoine ont été désignés (588 pour les 1139 municipalités du Québec) par rapport à tout le potentiel patrimonial que compte les divers territoires du Québec. À titre d’exemple, la ville de Lévis reconnue pour son ancienneté d’occupation, une ville de 130 000 habitants étendue sur 44 kilomètres, s’est prévalue trois fois seulement des prérogatives de la Loi des biens culturels. Pire encore, elle a autorisé depuis une dizaine d’années la démolition d’un fort militaire de 1905, d’une école patrimoniale dans le Vieux-Lévis (école Saint-François-Xavier) et de l’unique ensemble rural patrimonial subsistant dans son secteur urbanisé (la ferme Lemelin à Saint-Romuald dont la maison du 18e siècle a un avenir plus que précaire).
Quant au ministère de la Culture et sa Commission des biens culturels, leur inefficacité actuelle mérite à coup sûr des changements de cap draconiens. Pour appuyer cette affirmation, nous vous ferons part de deux dossiers où le GIRAM a été un acteur de premier plan.
1- La demande de création d’un arrondissement historique dans le secteur urbain traditionnel de Lévis, plus précisément les quartiers patrimoniaux du Vieux-Lauzon, Vieux-Lévis, Vieux-Saint-David et la bordure fluviale entre l’est de Lauzon et la rivière Etchemin.
Le GIRAM a préparé, et ce, sans aucune aide financière, un dossier de soutien convainquant (caractérisation historique et patrimoniale de plus de 35 pages avec appuis de 5 organismes du milieu et de 2 organismes nationaux) à la demande de statut en vertu de la Loi sur les biens culturels, acheminée à la ministre Beauchamp le 15 septembre 2006. Cette initiative, qui nous a exigé plus de 200 heures et ce, bénévolement, nous a valu un accusé de réception… mais depuis aucune communication sur le suivi de la demande. Une telle attitude contribue davantage à démotiver les groupes de sauvegarde comme le nôtre qui devraient être des piliers dans la sensibilisation et la protection des patrimoines architecturaux et paysagers.
2- Le mutisme et l’indifférence du ministère de la Culture et de sa Commission des biens culturels dans le projet d’implantation d’un terminal méthanier à Lévis, en face de l’Île d’Orléans, un arrondissement historique, bastion de la nation québécoise.
Il est inadmissible, sinon scandaleux que le ministère de la Culture n’ait fourni aucun avis dans le cadre de l’analyse de l’étude d’impact concernant le terminal de gaz naturel liquéfié qu’on veut implanter face au premier arrondissement historique québécois (1970), celui à la plus forte valeur identitaire. Pourtant, dans le cas de l’aménagement de la centrale hydroélectrique aux chutes de la Chaudière, le Ministère avait au moins fourni un avis d’une page, bien qu’insignifiant. Dans le dossier Rabaska, qui risque d’être la prémisse du développement d’un vaste parc industrialo-portuaire polluant, inesthétique et à risques technologiques pour le patrimoine de la Rive-Sud et de l’Île d’Orléans, le Ministère n’a même pas daigné acheminer une seule ligne sur le sujet au MDDEP… Tout au plus, selon madame Beauchamp, ex-ministre de la Culture et présentement ministre de l’Environnement, « des représentants du ministère de la Culture auraient visité le site en bateau (probablement avec le promoteur) pour suggérer un traitement architectural particulier des infrastructures projetées par un architecte du paysage… » (Radio-Canada, Maisonneuve en direct, le 5 février 2008). Doit-on comprendre que le seul rôle du Ministère a été d’améliorer l’implantation de l’horreur devant notre Mont Saint-Michel qu’est l’Île d’Orléans?

Pourtant, pour justifier une intervention ferme dans le dossier Rabaska, la ministre de la Culture ou son ministère aurait dû se servir de l’application de la Loi sur le développement durable, notamment la mise en œuvre du principe de prise en compte de la protection du patrimoine culturel (art 6 k) qui précise « qu’il importe d’assurer son identification, sa protection et sa mise en valeur, en tenant compte des composantes de rareté et de fragilité qui le caractérisent ».
De plus, illustration de la compréhension étroite qu’elle a de son mandat, la Commission des biens culturels a utilisé le prétexte que l’arrondissement historique de l’Île d’Orléansse limite « au contour de l’Île et que la Loi ne peut s’appliquer hors de ces limites » (lettre de Mario Dufour à Serge Mongeau, 26 mai 2006) pour refuser des audiences publiques sur les impacts du projet Rabaska sur l’Île d’Orléans, tel que demandé par M. Mongeau, au nom de l’association de l’Île d’Orléans contre le port méthanier, dans sa lettre du 12 mai 2006 à la ministre de la Culture. L’argument que la protection de l’île s’arrête au rivage était un faux-fuyant, car la Commission aurait pu se prévaloir de l’article 7.5 de la Loi qui lui permet de former des comités « pour l’examen de questions qu’elle détermine ».
Enfin, le Ministère avait le devoir de vérifier quels seraient les impacts qu’une implantation d’infrastructures lourdes comme Rabaska feraient subir au patrimoine rural séculaire de Beaumont et de l’est de Lévis. En 1979, face au projet de TransCanada Pipelines d’implanter un terminal méthanier à la Pointe-De-La-Martinière, une étude de caractérisation patrimoniale et d’évaluation des impacts avait été réalisée par le Ministère, plus précisément par le fonctionnaire spécialiste du patrimoine, Michel Dufresne. Dans le cas de Rabaska, il ne s’est rien passé parce que le ministère de la Culture comme d’autres ministères d’ailleurs, ne voulait pas nuire à la volonté du gouvernement Charest de faire passer ce projet à tout prix, donc avec le moins possible d’entraves politiques. C’est ce qu’on appelle une commande! Il est inquiétant que la ministre actuelle (Madame Saint-Pierre), qui veut élargir la loi en incluant la protection des paysages, ait affirmé à l’émission Maisonneuve en direct que « cela ne doit pas se faire au détriment du développement économique… ». Ce qui, signifie, selon notre interprétation, que même dans le contexte de la révision de la loi, un projet aussi insensé que Rabaska ne pourrait être stoppé pour des raisons de protection du paysage. Si c’est le cas, nous perdons tous notre temps ici.
Analyse des propositions de révision de la Loi
À notre avis, la protection des patrimoines culturels matériels (bâtiments et sites) et paysages naturels et humanisés devrait être distinguée des autres formes de patrimoines ethnologique (objets, meubles, œuvres d’art) et immatériel (traditions, activités ou métiers, etc.), car ils se réfèrent directement à un espace géographique précis, à un territoire, à une enveloppe visuelle, à un panorama, à des considérations esthétiques de l’évolution d’un lieu. Cette catégorie de patrimoine commande une approche globale et horizontale de protection et de mise en valeur; elle interpelle plusieurs ministères et de façon particulière les entités municipales (communautés métropolitaines, MRC, villes, municipalités). Elle relève directement d’une prise en compte dans l’aménagement du territoire et l’affectation du sol. Cette catégorie permettrait de répondre plus adéquatement au principe de protection du patrimoine culturel inscrit dans la loi sur le développement durable.
Nous recommandons de s’inspirer du processus mis en vigueur dans le cadre de la Loi sur la protection du territoire agricole et de la Politique de protection des rives, du littoral et de la plaine inondable (MDDEP). Par exemple, après qu’une identification des espaces agricoles ou riverains à protéger eut été faite, les MRC et municipalités ont dû intégrer ces préoccupations du législateur dans l’application des schémas d’aménagement et dans les plans d’urbanisme locaux.
RECOMMANDATIONS DU GIRAM
Principales étapes en vue d’une réelle protection des patrimoines culturels et paysagers:
1- L’adoption d’une loi reconnaissant le paysage québécois comme composante essentielle du cadre de vie de la population, expression de la diversité de notre patrimoine culturel et naturel et fondement de notre identité collective.
2- Cet encadrement juridique est appuyé par l’élaboration d’une véritable politique du paysage qui établira les principes généraux, les stratégies et les orientations permettant l’adoption de mesures particulières à tous les niveaux décisionnels en vue de la protection, la gestion et l’aménagement des paysages naturels et patrimoniaux.
3- La création d’une Commission de protection du patrimoine et des paysages du Québec est assurée par le gouvernement ou le ministère de la Culture et des paysages. Cet organisme du type de la Commission de protection des terres agricoles du Québec (CPTAQ) est indépendant et veille à l’application de la loi, tant dans les institutions gouvernementales que dans les municipalités. Il est chargé de tenir des audiences en cas de litiges entre les parties lors des conflits liés à l’aménagement du territoire impliquant des éléments patrimoniaux ou paysagers.
4- Le ministère de la Culture et des paysages établit une liste nationale (à plus forte valeur identitaire) des patrimoines culturels et paysagers territoriaux ( bâtiments, sites, arrondissements, paysages exceptionnels).
5- À l’aide des inventaires existants du ministère de la Culture et des inventaires municipaux (s’il y a lieu), le Ministère dresse un inventaire préliminaire des patrimoines culturels et paysagers (incluant les vues panoramiques) à l’échelle de la MRC ou de la municipalité.
6- Lorsque réalisé, l’inventaire préliminaire est soumis à la consultation de la population et des organismes de ces milieux afin de le compléter et de le bonifier.
7- Chaque municipalité et ville doivent établir selon un échéancier précis un plan de conservation et des mesures de protection ( citations, PIIA, aires de protection, contrôle de l’esthétique) des éléments ou ensembles patrimoniaux ainsi que des espaces paysagés ou naturels listés dans l’inventaire de leur territoire et doit en soumettre la conformité et l’à propos à la Commission de protection du patrimoine et des paysages du Québec.
8- Un fonds national consacré au patrimoine et aux paysages est créé en vue d’acquérir certains sites exceptionnels et d’apporter une aide financière de l’État aux municipalités et organismes afin de compléter les inventaires, caractériser les milieux à protéger et contribuer à l’application de normes, réglementations et autres mesures de protection.
9- Des mesures fiscales sont établies pour soutenir ou encourager les efforts de conservation et de mise en valeur par leur propriétaires, des sites qui revêtent une grande signification pour la communauté locale, régionale ou nationale.
10- Sur le plan territorial, une attention spéciale est accordée à la vallée du Saint–Laurent en la consacrant Patrimoine national. Cette désignation permettrait de considérer dans l’aménagement et le développement de cet espace une harmonisation des préoccupations de protection écologique, culturelle et paysagère. Le Saint-Laurent et son enveloppe paysagère deviendrait un territoire laboratoire de l’application de la nouvelle loi.